Bruno Tertrais : Au Caucase, la marche des empires a repris
C'est notre Hiroshima !" se lamente l'un des anciens habitants d'Agdam, au pied des montagnes du Caucase du Sud, à 30 kilomètres de Stepanakert, l'ancienne capitale du district du Haut-Karabakh. A voir le paysage de ruines autour de lui, on peine à croire que cette ville fut autrefois peuplée de quelque 30 000 personnes. Elle a été pilonnée par les forces arméniennes pendant trois mois en 1993 et la quasi-totalité de ses bâtiments a été rasée. A l'exception de la mosquée, peut-être parce que ses minarets étaient d'excellents postes d'observation. Car à la destruction s'est ajouté le démantèlement des bâtiments, dont les pierres ont été utilisées ailleurs. Plutôt qu'au Japon de 1945, on pense à l'est de la France, quelques années après la Première Guerre mondiale. En ce début de printemps, les coquelicots qui fleurissent tout au long de la ligne Oganian, une série de tranchées et de fortifications longue de 200 kilomètres, rappellent au visiteur européen le souvenir des tragédies d'il y a un siècle.
Les difficultés commencent
C'est un conflit brutal et asymétrique qui, à l'automne dernier, a opposé l'Azerbaïdjan, équipé par Israël et assisté par la Turquie, aux troupes arméniennes. Avec une victoire nette du premier - au prix de plusieurs milliers de morts - mais pas sans bavure. Mené par des unités souvent constituées de jeunes gens ayant grandi dans le rêve de la reconquête, l'assaut a donné lieu à de graves exactions, et la partie azerbaïdjanaise n'en a pas l'exclusivité.
Dans le récit porté par Bakou, après vingt-sept ans de négociations infructueuses, la guerre de libération ne pouvait plus attendre. Après avoir demandé son rattachement à l'Arménie en 1988, le Haut-Karabakh, ancien oblast soviétique enclavé en territoire azerbaïdjanais, avait déclaré son indépendance en 1991. Devant le refus de Bakou, Erevan avait volé à son secours et occupait une partie du pays depuis 1994.
Ilham Aliyev, le président azerbaïdjanais, connaît Vladimir Poutine depuis son enfance et il a certainement agi avec le nihil obstat de ce dernier, qui estimait le Premier ministre arménien Nikol Pachinian encombrant et peu fiable. La victoire d'Aliyev a été massive. Son objectif était de reconquérir cinq districts occupés afin de se mettre en position de force dans une négociation. Il a récupéré les sept qui avaient été conquis par l'Arménie en 1994 (15 % de son territoire) ainsi que la ville de Choucha, dans le Haut-Karabakh lui-même, décrite à Bakou comme le berceau de la culture nationale.
Maintenant, les difficultés commencent. Ni le retrait des forces arméniennes, ni la libération des prisonniers ne sont achevés. Le déminage prendra du temps, la reconstruction, encore plus. Les 600 000 Azerbaïdjanais qui avaient dû quitter leur foyer en 1994 ont un "droit au retour" et la plupart d'entre eux veulent l'exercer. Mais ils ne le feront pas tant que les forces arméniennes y seront encore. Aliyev a dû s'arrêter avant que le Karabakh soit sous son contrôle : ses forces n'en maîtrisent que 20 à 25 %. Or le statut de l'ancien territoire autonome n'est pas décidé. Bakou ne parle que d'intégration et n'évoque plus l'"autonomie culturelle" autrefois promise. Certes, tous les Arméniens du pays auront automatiquement la citoyenneté azerbaïdjanaise. Mais les 15 000 "colons" arrivés depuis 1994 l'accepteront-ils?
L'Azerbaïdjan a une tradition de coexistence pacifique entre communautés. Certaines mosquées accueillent tout autant des chiites, majoritaires (70%) que des sunnites. L'intégration des Arméniens est, sur le papier, possible. Mais ce conflit territorial est de plus en plus identitaire. Le jeu de certains pays - Turquie, Iran, mais aussi Arabie saoudite et Pakistan - le favorise. Bakou a compris que le récit de la défense du monde musulman contre "l'envahisseur arménien" était populaire auprès des pays de l'Organisation de la conférence islamique. De son côté, en plaçant le conflit dans une perspective civilisationnelle, Erevan a attisé la confessionnalisation de la rivalité entre les deux peuples. La guerre nourrit la foi, la foi nourrit la guerre.
Au Sud Caucase, la férocité des affrontements et la volonté d'effacer toute trace de la présence de l'autre, y compris en lui déniant sa propre histoire, rappellent les Balkans - imaginons que l'Albanie ait aidé le Kosovo à se libérer des Serbes. Mais plus encore, peut-être, le Proche-Orient, avec son cortège de guerres et de réfugiés, de colonisation ou de libération de terres sacrées, de martyrs. Les frontières restent indéfinies, les villages coupés par les lignes de cessez-le-feu, les corridors vulnérables aux tirs de snipers. Autant dire qu'on est encore loin de la réalisation des projets de smart cities et d'infrastructures visant à la "connectivité du Caucase" proposés par le sommet tripartite de Moscou (janvier 2021).
La Russie, grande gagnante de la situation ?
Pour la région, échapper au sort du conflit israélo-palestinien supposerait qu'on accepte, de part et d'autre, la "fin des revendications". L'Arménie y est-elle prête? Quelle y sera l'influence des dizaines de milliers de réfugiés du Karabakh? Et à Bakou, la fièvre nationaliste n'est pas redescendue. Les affiches triomphalistes "Le Karabakh est azerbaïdjanais!" sont partout et les portraits d'Aliyev en chef de guerre ornent encore les magasins. C'est en tenue militaire, justement, que le président a inauguré le 13 avril le musée des Prises de guerre, sorte d'exposition en plein air sur les bords de la Caspienne où l'on trouve des reconstitutions de scènes d'affrontement d'un goût douteux. Et, malgré l'ouverture de procédures judiciaires, on ressent sur place quelques hésitations à condamner les auteurs de crimes de guerre en raison du besoin à maintenir la cohésion nationale. Les appels à la réconciliation cadrent mal avec les références encore courantes au "fascisme arménien".
Et que dire de l'appétit des puissances régionales ? L'Azerbaïdjan a eu besoin de la Turquie pour faire la guerre et - comme en 1994 - de la Russie pour faire la paix. Mais aurait-il passé un double pacte avec le diable? La présence sécuritaire de la Russie dépasse déjà très largement les 2 000 soldats prévus par l'accord de novembre 2020. Tout indique qu'elle sera durable : elle peut être renouvelée après 2025. Alors que le mandat de la force de maintien de la paix n'est toujours pas rédigé, Moscou distribue des passeports russes dans les zones sous son contrôle. Quelle meilleure justification pour une présence indéfinie? De fait, la Russie pourrait bien, sur le long terme, s'avérer la grande gagnante de la situation, avec encore un conflit gelé sur les pourtours de son territoire, comme en Moldavie, en Géorgie et demain, peut-être, en Ukraine. "Gelé" étant tout relatif : Moscou détient le rhéostat.
Carte du conflit au Haut-Karabakh.
L'Express
A Bakou, on ne se fait guère d'illusions. On n'a pu s'opposer à l'adoption récente - en plus de l'arménien - du russe comme langue d'usage au Karabakh. Et on ne pense pas que le salut viendrait des Etats-Unis ou de l'Europe, considérés comme proarméniens. On comptera davantage sur Ankara, et la question d'une présence turque permanente sera posée. Mais la conscience nationale ne permettra sans doute pas que cette influence aille trop loin. L'Azerbaïdjan tient à la fois du potentat communiste et de l'émirat pétrolier. Il est gouverné d'une main de fer par la famille Aliyev. Ilham, fils du fondateur de l'Etat moderne (un ex-général du KGB), a cru bon de nommer sa femme comme vice-présidente. Mais, au bord de la Caspienne, sur cette péninsule qui est un peu le Finistère oriental de l'Europe, l'architecture - parfois splendide - des réalisations permises par l'enrichissement du pays fait penser au Golfe persique. Galvanisées par la victoire, les élites du pays se prennent à rêver d'une renaissance de son soft power. Bien sûr, on y est reconnaissant envers Ankara : fin 2020, le défilé de la victoire, en présence de Recep Tayyip Erdogan, avait été placé sous le slogan "Deux pays, un seul peuple". Le président turc a d'ailleurs annoncé qu'il se rendrait prochainement à Choucha. Mais on ne se laissera pas considérer comme un petit frère par le géant turc. On pense à la France de l'après-guerre et à sa relation complexe avec l'Amérique libératrice.
Bakou essaiera donc de jouer de la sourde rivalité entre les deux anciens empires, qui, sous le masque de la connivence anti-occidentale, continue de s'affirmer comme l'une des grandes lignes de force géopolitique de ce début de siècle. A quelques kilomètres d'Agdam, un centre d'observation du cessez-le-feu a été ouvert : c'est le seul endroit au monde où militaires russes et turcs coopèrent. Pour combien de temps?